3 questions à Isabelle Job-Bazille, Directrice des Études économiques de Crédit Agricole S.A.
Isabelle Job-Bazille : Le moins que l’on puisse dire c’est qu’aujourd’hui la géopolitique, et les risques majeurs d’instabilité qu’elle recèle, occupent plus que jamais le devant de la scène. L’actualité géopolitique était déjà très dense dans les premiers mois de 2024, les tensions les plus aiguës provenant bien évidemment des guerres en Ukraine et au Proche-Orient.
L’année 2024 a par ailleurs été marquée par un nombre important d’élections à travers le monde, qui se sont bien souvent soldées par la montée des partis populistes. Le niveau d’incertitude est monté d’un cran en France – et en Europe – avec la dissolution de l’Assemblée nationale au soir des élections européennes début juin, avec les enchaînements que l’on connaît sur le processus budgétaire et la vie politique.
Mais c’est sans conteste l’élection de Donald Trump, en novembre, aux États-Unis qui a constitué l’élément le plus décisif pour la marche du monde. Les déclarations et initiatives du nouveau président bouleversent les équilibres et rapports de force mondiaux, géopolitiques et économiques. Les positions de l’administration Trump ont obligé l’Union européenne à accélérer drastiquement sa marche vers l’autonomie stratégique, notamment en matière de défense, tout en tâchant de maintenir ses ambitions environnementales et sociétales, alors que les États-Unis ont opéré un revirement complet dans ce domaine.
I. J.-B. : Le processus de désinflation entamé fin 2022 et la baisse des taux des banques centrales qui l’accompagne depuis mi-2024 sont au cœur du scénario économique à l’œuvre aujourd’hui. Toutefois, le contexte géopolitique actuel fragilise ce scénario et constitue un facteur puissant de déstabilisation de l’économie mondiale.
Les guerres occasionnent des perturbations sur les prix et le commerce. L’Europe l’a éprouvé brusquement en 2022, quand l’invasion russe en Ukraine a provoqué une crise énergétique. Autre exemple, en mer Rouge, les attaques des Houtis ont conduit les compagnies maritimes à dérouter leurs navires, augmentant par là-même le prix du fret. Toute recrudescence des conflits ou, à l’inverse, des perspectives de cessez-le-feu ont un impact significatif sur les prix, notamment énergétiques ou alimentaires.
Par ailleurs, la politique de Donald Trump, en particulier la guerre commerciale féroce qu’il a enclenchée dès son arrivée à la Maison-Blanche, et véritablement déclarée le 2 avril 2025 avec l’annonce des droits de douane « réciproques », est également un facteur majeur de bouleversements, d’autant que les décisions américaines sont extrêmement erratiques. En retour, les pays visés réagissent et imposent des contre-mesures tarifaires sur les importations américaines. Le calendrier et l’ampleur finale de toutes ces mesures sont très incertains, ce qui rend leurs impacts sur l’inflation et l’économie particulièrement difficiles à évaluer. Les coûts supplémentaires seront absorbés par l’exportateur, par l’importateur ou reportés sur le consommateur final selon les produits, le contexte concurrentiel et les marges de manœuvre des acteurs. Quoi qu’il en soit, cette guerre commerciale devrait entraîner une réduction des échanges, mais aussi une réallocation des flux commerciaux à travers le monde.
L’impact le plus immédiat de cet environnement est l’incertitude particulièrement forte qu’il engendre, incertitude qui peut se révéler délétère pour l’économie, entraînant des comportements d’attentisme et de précaution qui retardent les décisions d’investissement et de consommation.
Enfin, la hausse indispensable des dépenses militaires à laquelle l’Union européenne fait face est à la fois un stimulant potentiel pour l’économie européenne, mais elle complexifie aussi l’équation budgétaire, en particulier pour les pays les plus endettés.
I. J.-B. : Plus que jamais, les perspectives sont conditionnées par la tournure de la géopolitique et de la politique économique américaines. La « prévisibilité » économique est aujourd’hui très réduite, tant le brouillard est épais et les bouleversements profonds.
L’économie américaine a jusqu’à présent bien résisté à la hausse de l’inflation et des taux d’intérêt passée, surprenant régulièrement par ses performances. Mais la politique économique de Donald Trump inquiète les acteurs économiques et pourrait dans un premier temps peser sur la croissance ; la question est de savoir si les probables baisses d’impôts et les mesures de déréglementation annoncées parviendront à compenser ces effets négatifs et à soutenir ultérieurement la croissance.
La Chine met en place des mesures pour dynamiser une consommation très pénalisée par la grave crise immobilière que subit le pays et qui a miné la confiance des ménages. Sur le plan extérieur, le pays est toutefois la première cible de la guerre commerciale américaine et pourrait en pâtir.
En zone euro, la réaccélération de l’économie se profile timidement et la consommation des ménages a redémarré l’été dernier. Néanmoins, la politique de l’administration Trump change la donne. L’impact direct des droits de douane supplémentaires peut être relativement limité, mais le climat d’incertitude qu’il entraîne pourrait retarder la reprise de la consommation et plus encore de l’investissement.
La guerre commerciale massive lancée par Donald Trump va pénaliser l’économie mondiale, perturbant le commerce international et les chaînes d’approvisionnement. Mais tant que le panorama tarifaire n’est pas stabilisé, tout pronostic est très hasardeux.